Missel en nacre ; coquille de baptême ou « Nativité », boules de billard, collier en haliotide, nécessaire de voyage, photos de Franck Boucourt et Jean-Baptiste Quillien. (Image : @ Musée de la Nacre et de la Tabletterie & Jade Lee / Vision Times)
Le métier des tabletiers, une ode à la patience : rencontre avec Fabrice Soyez
Il est des destins insoupçonnés qui mènent tous sur le chemin de la nacre. Des destins discrets qui œuvrent tous ensemble pour faire perdurer et transmettre un savoir-faire traditionnel, immatériel, si précieux pour le futur : le savoir-faire des tabletiers. L’équipe de Vision Times est donc allée à la rencontre de ces artisans d’art, travaillant des matières nobles et luxueuses, avec une infinie patience et un grand respect au sein même du Musée de la Nacre.

Fabrice Soyez, tabletier-dominotier et médiateur au Musée de la Nacre...
C’est en compagnie de Fabrice Soyez, endossant la casquette, à présent, de guide-conférencier que nous allons découvrir les grands ateliers du musée. Fabrice Soyez est l’un des deux dominotiers avec Jean-Christophe Dunil qui perpétuent le savoir-faire traditionnel de fabrication des dominos, ici à Méru, voire les deux derniers en Europe avec ces méthodes traditionnelles-ci. Fabrice va ainsi faire tourner les machines dès notre arrivée, et c’est Jean-Christophe qui en assure la maintenance.
Fabrice avait, semble-t-il, un destin tout tracé sur le chemin de la nacre, tout comme ses acolytes. En effet, Fabrice est né dans un quartier qui ne portait pas encore de nom...Et nous vous le donnons entre mille, chers lecteurs, à votre avis quel a été le nom futur de ce quartier ? Et oui ! Le quartier de la Nacre ! Et bien sûr, quand Fabrice part en vacances, c’est bien sûr, sur les côtes de la Nacre au camping de la Nacre ! Et lorsque la petite sœur de Fabrice se plonge dans l’arbre généalogique de la famille et qu’elle remonte jusqu’à la cinquième génération, que trouve-t-elle ? Et oui des ancêtres tabletiers ! Fabrice Soyez était donc vraiment destiné aux métiers de la tabletterie.
La tabletterie
Mais qu’est-ce que la tabletterie en fait ? Il s’agit de la fabrication artisanale de tous les petits objets du quotidien comme les boutons, les nécessaires d’hygiène, de toilette comme les peignes, les brosses, les poudriers, la manucure, les nécessaires en coutellerie, les nécessaires d’écriture (coupe-papier, presse-papier...), les nécessaires de couture, les accessoires de mode, les ombrelles, les cannes, les boîtes, les bijoux, les petits outils de sciences, les jeux, les éventails, en musique pour la décoration des instruments, le mobilier, la table, les lunettes, les jumelles pour le théâtre, des petits objets religieux (chapelets), etc.
Fabrice Soyez nous explique qu’au départ, à Paris, la tabletterie ne fabriquait pas tout cela. En effet, au XIIIe siècle, les tabletiers commencent par fabriquer des tablettes à écrire, luxueuses parfois en ivoire, puisqu’au départ elles sont destinées aux personnes qui savent lire, comme le pape, les cardinaux, les évêques, puis, au fil du temps, ce seront les prêtres des régions qui utiliseront petit à petit des tablettes en bois. Les surfaces sont alors creusées et, à l’intérieur, le tabletier fait couler la cire liquide qui durcit, et c’est à l’aide d’un stylet que les religieux « écriront » dessus, graveront des écrits pour s’échanger des messages ou conserver leurs pensées religieuses.
À l’époque, les jeux de plateaux s’appelaient des « tables de jeux ». On parle de tablettes à écrire également, le mot « tabletier » est ainsi né. Et puis, après la Révolution française, les tabletiers ont décidé de s’associer avec d’autres corporations de métiers, une corporation étant un groupe de personnes qui fabriquent les mêmes objets. En 1640, les déciers (fabricants de dés à jouer) s’associent par exemple, puis les peigners (fabricants de peignes), les paternostriers (fabricants de chapelets) et ainsi de suite, ce qui formera un groupe énorme, une seule et même grande corporation : celle des tabletiers, mais chaque corps de métier conservera son nom de départ : les fabricants de dés seront des tabletier-déciers, les fabricants de dominos, des tabletier-dominotiers, etc. Les tabletiers travaillent essentiellement des matières premières animales ou végétales naturelles comme : l’os, le bois, la corne, l’ivoire, les écailles de tortues, la nacre… Ainsi, on trouvait des personnes spécialisées dans un seul domaine, une seule matière. Par exemple, les ivoiriers ne travaillaient que sur l’ivoire, les cornetiers que la corne, etc. Et d’autres personnes étaient plutôt spécialisées sur une certaine typologie d’objets. Par exemple, les boutonniers ne fabriquaient que des boutons, les couteliers que des manches de couteaux, etc. Et parfois, il pouvait y avoir des spécialités, à la fois typologiques et de matière, par exemple, des personnes ne fabriquaient que des couverts à salade en corne.

La tabletterie arrive à Méru...
C’est sous Louis XIV que Colbert, alors Premier ministre, parlera de décentralisation. Il aurait demandé aux entreprises qui se trouvaient au cœur de Paris d’emmener les machines en province. Selon des recherches sourcées, une famille de damiers de Paris aurait noué des liens avec la région méruvienne, région où il y avait à l’époque une main-d’œuvre bon marché qui incluait les paysans de la région.
Cependant, les estampilles de l’époque restent celles de Paris, plus vendeuses que celles de Méru. En effet, à l’époque, Paris est déjà renommée pour la haute couture, la joaillerie, le parfum, la tabletterie.
La fabrication des dominos
Fabrice Soyez nous explique que la fabrication des dominos nécessite une grande dose de patience, car le processus est très long. Pour un jeu simple de dominos composé de 28 pièces, il y a 28 étapes, allant du « découpage » au « biseautage », en passant par le « polissage », au « perçage », au « mouchetage » entre autres étapes.

Les dominos de Méru sont réalisés depuis 1910 avec des os de bœufs originaires d’Amérique du Nord ou d’Argentine. Fabrice Soyez nous interpelle : « Mais pourquoi aller si loin ? » La 1ère raison : il faut savoir que l’âge d’abattage des bœufs dans ces pays est de 7 à 8 ans, alors qu’en France, il est de l’ordre de 3 à 4 ans. Ainsi, les bœufs vivant plus longtemps, l’os outre-Atlantique est beaucoup plus dur, plus dense, plus « costaud ».
La seconde raison, c’est que dans ces pays les troupeaux sont de l’ordre de 20 000 à 30 000 têtes de bétail, alors qu’en France les troupeaux sont beaucoup plus petits ! Cependant, lorsque les os arrivent en France, il y a encore la chair, c’est plus économique pour les exportateurs outre-Atlantique. Il faudra alors cuire les os, enlever les chairs, vider la moelle osseuse après avoir coupé les extrémités des os et les avoir immergés dans de gros tonneaux remplis d’eau de pluie. Ce processus prend plusieurs semaines avant que la moelle osseuse tombe au fond du tonneau. Les os nettoyés seront alors divisés en deux gros morceaux, et chacun sera découpé en trois petits morceaux. Dans un os, six plaquettes seront ainsi réalisées.
Les dominos seront ainsi composés d’os et d’ébène, soudés ensemble par deux rivets. La pièce, ensuite, est poncée, les quatre côtés de l’os sont arrondis. Le pivot central sert à faire tourner la pièce sur la table, servant ainsi de protection à l’os ou à d’autres belles matières. Le polissage durera 56 heures, cela garantira la brillance de chaque pièce. De 1 000 à 1 500 pièces sont placées en même temps dans de gros tonneaux. Cela représente environ 50 jeux. Puis, les jeux partiront aux domiciles des ouvriers. À l’époque, ce sont les femmes qui s’occupent de l’étape du perçage. Une femme travaillait 10 à 12 heures par jour et gagnait 1,50 euro par jour environ, un homme, pour le même travail, gagnait trois fois plus. Un jeu de dominos comprend 28 pièces, donc 168 trous. Il faut savoir que les femmes à l’époque perçaient en une heure... 20 jeux, soit quelques 3 660 trous ! Fabrice, avec le sourire, nous indique que lui, en une heure, réalise 1 680 trous ...Les femmes à l’époque réalisaient donc une sacrée performance, à savoir, un trou par seconde, et ce, sans gabarit, sans repère, à l’œil !
Nous apprenons également qu’à l’époque, il existait des jeux de dominos avec des doubles 9, soit des jeux de 55 pièces, achetés en grande quantité par les Anglais, d’où leur nom de « jeu anglais ». Il existait également des jeux avec des doubles 12, jusqu’en 1910, environ.
Toute la famille était donc mise à contribution, même les enfants, qui eux, s’occupaient essentiellement du « mouchetage ». Les enfants peignent les petits points noirs des dominos. Ils étaient rémunérés à hauteur de 0,50 centime d’euros par jour. Pour moucheter les dominos, un mélange savamment dosé est utilisé, le noir de fumée ajouté à une laque fabriquée à partir d’une sécrétion de cochenille asiatique, dilué à l’alcool à brûler. L’encre de Chine n’est pas utilisée car elle est trop liquide. Les enfants utilisent des têtes de clou. Avec une goutte, les enfants bouchent un trou. Ce travail sera réalisé par les enfants après l’école.
La machine à vapeur, pièce centrale du musée de la Nacre
Fabrice Soyez nous parle avec passion du cœur qui bat et fait vivre les ateliers du Musée : la machine à vapeur ! Celle-ci date de 1902 et fonctionne toujours, c’est elle qui alimente en énergie toutes les machines des ateliers. Elle a été fabriquée à Rantigny, près de Creil. Cette machine a été offerte par le grand-père d’une famille à son fils comme cadeau de mariage, car celui-ci ouvrait une usine. La machine, à l’époque, est gourmande, elle avale 12 stères de bois et 20 000 litres d’eau en une journée !
La nacre
Dans les ateliers, Fabrice nous présente différents coquillages utilisés pour leur nacre. Ceux-ci viennent du monde entier : Japon, Indonésie, Nouvelle-Calédonie, Singapour...Nous trouvons des haliotides ou ormeaux, des Burgaux, des huîtres perlières dont la nacre est très blanche, le Troca nacrier et bien d’autres. Il faut savoir qu’il y a 75 % de déchets sur une coquille nacrée. Ces déchets seront recyclés, nous les retrouverons dans les allées de jardin, dans les cimetières, sur les trottoirs, les champs...jusqu’en 1945 environ. « Rien ne se perd », comme disait Lavoisier, « Tout se transforme. »

La fabrication des boutons
Lorsque vous visiterez les ateliers en compagnie de Fabrice, vous entrerez dans le monde des cinq sens. Vous venez de voir la matière, les différentes nacres avec les différents coquillages, ensuite, vous mettrez votre ouïe gentiment à l’épreuve avec le bruit des machines, et puis, l’odorat, lors du découpage des boutons, du meulage, vous aurez tout de suite l’impression d’être chez votre dentiste lorsque la fraise vous caresse l’émail. Fabrice nous parle de « l’éternel brouillard de poussière blanche » et nous rappelle qu’à l’époque, il n’y avait ni masque pour couvrir la bouche et le nez, ni casque pour les oreilles, ni aspirateur. Vers 35/40 ans, la poudre de nacre pouvait engendrer la maladie de la silicose chez les ouvriers. Fabrice nous met dans les mains les boutons dégrossis, ainsi vous pourrez toucher la matière, toucher l’objet réalisé et produit par les machines traditionnelles d’époque.
Différentes étapes, comme pour les dominos, jalonnent le parcours de la visite : le ponçage, qui peut durer entre 1h30 et 8h selon la variété du coquillage, une palourde, par exemple, ne devra pas être poncée plus d’1h30 sinon elle ressortirait en poudre. Lors de ce processus de ponçage, la pierre ponce est utilisée avec de l’eau savonneuse. Dix diamètres de boutons différents peuvent être mélangés dans la même machine, mais il faut absolument que la matière des coquillages soit identique et que l’épaisseur soit la même.
Une autre étape va suivre, c’est celle du calibrage : dix passoires calibrées par diamètre sont utilisées, en commençant par le diamètre le plus grand. Puis, le polissage, qui dure 56 heures, et ce, avec de la sciure de bois, de la graisse animale et de la paraffine, dans un tonneau. Puis, c’est au tour de la teinture, opération délicate car elle nécessite quatre semaines de la teinte la plus claire à la plus foncée, et un savoir-faire très précis dans les dosages.
Comme le disait Diderot : « Il faut être enthousiaste de son métier pour y exceller. »
C’est pourquoi l’équipe de Vision Times France remercie infiniment tous ces passionnés qui excellent dans leur métier, M. Florentin Gobier, pour nous avoir ouvert les portes de son Musée de la Nacre et avoir partagé avec nous sa passion et son amour pour le patrimoine français. Nous lui souhaitons une magnifique continuation avec l’installation du Musée de l’Éventail de la famille Hoguet.
Nous remercions également infiniment les artisans : Stéphanie Millet, Maxime Désirest, Fabrice Soyez, pour leur chaleureux accueil au sein même de leur atelier particulier de création et d’avoir échangé avec nous sur leur métier, leurs objets, leurs techniques et les matériaux qu’ils affectionnent. Nous les remercions également de transmettre leurs savoir-faire traditionnels, précieux sésames pour le futur, et ce toujours avec le sourire ! Merci également à Loréva Barreau, chargée de communication, ainsi qu’à Gracietta Osorio pour l’accueil en boutique.
Vision Times France reviendra sans nul doute, chers amis lecteurs, pour vous faire découvrir le Musée de l’Éventail d’Hervé Hoguet qui prendra toute sa place d’ici 2028 au cœur du Musée de la Nacre et de la Tabletterie de Méru.
Si vous passez en Picardie, n’hésitez plus, rendez-vous au Musée de la Nacre et de la Tabletterie, de plus, en période estivale, profitez des vendredis après-midi gratuits ! Et les jeudis, profitez en famille d’ateliers ludiques et créatifs. Les enseignants ne seront pas en reste avec leurs élèves, alors ? Il n’y a plus qu’à…
Si vous souhaitez de plus amples informations :
C’est par ici 👉 Musée de la Nacre et de la Tabletterie Belle visite à tous !
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Auteur L. Lefebvre
Collabortion Jade Lee
Source : https://www.visiontimes.fr/france-2/france-tradition/france-meru-petite-ville-de-loise-capitale-mondiale-de-la-nacre-futur-musee-europeen-de-leventail-2-2